Cette question est l'une des questions les plus difficiles chez Marx. Les économistes ne s'y sont pas attelés correctement à notre avis et pour cause. De ce fait la théorie dominante est dans l'incapacité de présenter une théorie des prix attelée à une théorie de la monnaie. Les théories monétaires actuelles sont des théories psychologico-philosophiques illisibles selon nous. Cette question vue par Marx est d'une extraordinaire intelligence si l'on sait faire le tri entre ces divers textes.
Marx a écrit des textes essentiels sur la question mais inégaux.
Les uns sont teintés de l'influence de Ricardo qui était finalement
un quantitativiste. Les autres sont des documents qui montrent toute la hauteur
que Marx sait prendre avec les textes qu'il a lus, et là il apporte à
l'économie politique " bourgeoise " des éléments
d'explication qui ne seront pas compris, ou seront ignorés car beaucoup
trop dangereux pour l'idéologie bourgeoise. Essentiellement il s'agit
du Chapitre II de " Critique de l'économie politique ", (1859)
(Monnaie, argent, métaux précieux, théories sur la monnaie),
et le chapitre III du " Capital " de 1867 (la monnaie et la circulation
des marchandises). On trouve là les éléments essentiels
dans lesquels nous avons puisés, en évacuant toute les influences
ricardiennes qui sont intimement mêlées aux grands textes fondateurs
de Marx.
Nous avons écrit sur cette base : " Hypothèse de l'étalon
monétaire et bases sociales de l'étalon-or au 19ème siècle
" (Cahiers du GRATICE . Paris XII . n °12. 1997). Cet article résume
de façon concentré tout ce qui va suivre.
Rappelons tout de suite nos hypothèses :
L'étalon monétaire est représenté par un gramme
d'or affiné dans les conditions économiques et sociales du moment.
Au 19ème c'est Londres qui, pour le compte de toutes les monnaies des
économies marchandes, affine l'or des monnaies. Ce poids d'or représente
une quantité de travail social variable.
L'unité de compte d'un numéraire est l'unité reconnue d'une
monnaie nationale, qui a un poids d'or garanti par la banque centrale (sauf
décision de dévaluation) jusque dans les années 1970, puis
un poids d'or variable qui est lu journellement sur les marchés de l'or,
depuis.
Au 19ème les choses étaient simples car l'unité de compte
se présentait en or ou en argent (dans les périodes qui précèdent
s'y ajoutaient le bronze, le cuivre, et d'autres métaux).
Tout se passe au 19ème siècle comme une véritable leçon
de choses : les gens comprennent les mécanismes concrets. Tandis qu'au
20ème, tout se passe comme si, les choses étant comprises, n'existait
plus que leur représentation abstraite.
Chaque unité de compte de monnaie contient donc au 19ème siècle
un poids d'or ( ou d'argent) qui tend à rester le même tout au
long du siècle, mais dont la valeur peut fort bien varier, au gré
des méthodes d'extraction et d'affinage de l'or, exactement comme pour
n'importe quelle marchandise. Cette idée qu'un poids d'or déterminé
pouvait avoir une valeur variable a beaucoup troublé les économistes
classiques du 19ème, et leurs commentateurs du 20ème qui n'ont
jamais pu assimiler les prémices de la théorie de Ricardo, puis
la théorie de Marx.
Une unité de compte peut donc avoir un poids fixe d'or, et une valeur
variable en temps de travail. Si l'on veut comprendre quelque chose à
la monnaie et aux prix, il faut absolument intégrer cette phrase.
Cela ne suffit pas pour notre démonstration, car cette unité
de compte doit pouvoir s'échanger facilement avec les autres unités
de compte des autres pays, sans l'intervention d'un changeur qui indiquait pour
chaque monnaie, quelle était sa teneur en métal précieux
et comment on l'échangeait. Imaginons que la teneur en or de l'or soit
différente en France et en Grande Bretagne (proportion d'alliages d'autres
métaux différentes pour le même poids d'or). Pour échanger,
il faudrait alors se livrer à des règles de trois compliquées
car un gramme d'or britannique n'équivaudrait pas à un gramme
d'or français. A partir du moment où se constitue l'étalon-or
comme système monétaire, la Grande Bretagne s'impose comme "
l'affineur " international reconnu des pays occidentaux, par l'intermédiaire
de la banque de Londres (C'est un fait d'histoire, la GB s'est appropriée
l'Afrique du Sud contre la Hollande, ainsi que les mines d'or, et pratique l'affinage
à Londres). Ainsi, dans le système de l'étalon-or qui est
majoritaire, c'est Londres qui va affiner l'or international devant servir à
la constitution des unités monétaires des pays participant au
commerce international. Le résultat est que, partout sur la planète,
dans les pays qui commercent, et à plus forte raison les pays industrialisés,
un gramme d'or est identique à n'importe quel autre gramme d'or du point
de vue de sa composition. On appellera alors l'étalon monétaire,
la quantité d'or qui reste identique en teneur d'or, quel que soit le
lieu, en raison de l'affinage industriel de Londres, mais dont la valeur en
temps de travail pourra varier. C'est par exemple l'once d'or qui pèse
31,103g. La technique industrielle permet un affinage unifié et de qualité,
mais les méthodes d'affinage qui peuvent se perfectionner peuvent faire
chuter la valeur de l'once en temps de travail. A partir d'un étalon
monétaire accepté et reconnu, l'once d'or, se constituent des
unités de compte (livre, franc, dollar
) qui vont contenir une fraction
ou un multiple de l'étalon monétaire. Cette unité de compte
va donc, encore une fois, généralement garder un poids d'or identique
au 19ème siècle pour les grandes nations, tandis que sa valeur
peut varier.
Nous tenons à dire au lecteur que cette analyse est dite hétérodoxe . Pour notre part nous la trouvons lumineuse. Elle est directement issue des textes de Marx du Capital.
Pour Marx le prix se déduisait de la valeur en prenant une forme monétaire particulière. Par exemple, les marchandises ne se vendent pas à 10 heures de travail mais à 300 F, ou 45,7 euros. Le prix s'exprime en monnaie, et de façon variable selon les monnaies. Le prix , pour Marx est un rapport de valeurs, entre d'une part la valeur de la marchandise, et d'autre part la valeur de l'unité de compte monétaire. Si la marchandise égale 50 heures, et l'unité de compte monétaire (par exemple le Franc) vaut 2,5 heures, le prix sera de 20 francs. Des lecteurs pensent immédiatement que cela était peut-être vrai au 19ème siècle avec l'existence d'une unité de compte en métal, mais que cela est impossible au 20ème. Rassurons-les, il se passe des choses étonnantes sur le marché de l'or qui est un marché particulier, qui se permet de coter l'unité de compte en or, et cela se lit dans les journaux financiers tous les jours
Quelles sont les raisons, à l'époque de Marx, de la variation
des prix ? Reprenons notre exemple fictif précédent. Une marchandise
vaut 50 heures de travail, l'unité de compte d'un poids de 2 g vaut 2,5
heures. Le prix est de 20F. Puis le poids de l'unité de compte reste
inchangé mais les méthodes d'affinage sont plus rapides, l'unité
de compte de 2g vaut 2 heures, le prix est alors de 25F. Le prix a donc augmenté
sous l'effet de la baisse de valeur de l'or, sans modification du poids de l'unité
de compte.
Autre exemple, la valeur de la marchandise passe à 40 heures, l'unité
de compte reste à 2,5 heures, le prix est de 16F. Le prix a diminué.
Cet exemple est très important. A l'époque de Marx, les prix diminuaient,
sous l'effet des progrès industriels. Le temps de travail dans la fabrication
des marchandises baissait plus vite que celui de l'extraction et de l'affinage
de l'or, donc les prix baissaient. Marx avait fini lui-même par penser
que la logique du système industriel voulait que les prix baissent de
façon continue. Ceux qui ont vécu la guerre de 1914 et les désordres
monétaires qui s'en sont suivi, peuvent affirmer, que malgré l'essor
industriel et la baisse de la quantité de travail pour fabriquer un objet,
les prix n'ont cessé de monter au 20ème siècle. Marx ne
pouvait imaginer pareille évolution sur le long terme. La hausse des
prix pour des raisons de désordre monétaire, attribuée
à l'Etat, ne pouvait être que passagère, le fruit d'une
crise, comme au 19ème. Ceci explique pourquoi il a simplifié sa
théorie des prix à l'extrême.
Imaginons maintenant , pour illustrer ce qui précède, que l'unité de compte ne vaille presque plus rien, 0,25 heure, tandis que la marchandise soit à 40 heures, le prix est 160F.. Mais comment cela peut-il être possible dans le cadre d'une unité de compte qui pèse toujours 2g d'or, avec des méthodes d'affinage et d'extraction qui varient peu ? Cela est impossible, sauf si un trouble fête vient tout dérégler : le papier-monnaie dont L'Etat prononce le cours forcé.!
Au 19ème siècle, ce phénomène était exceptionnel. Le papier-monnaie, que Marx à l'époque appelle la monnaie de crédit, avait exactement la même valeur que la pièce de même dénomination, celle-ci étant en or ou en argent. Ce qui réalisait techniquement cette égalité venait du fait que tout citoyen pouvait se faire " rembourser " un billet en pièces, à tous moments à la banque. Donc pas de tricherie possible. Sitôt que, sur le marché, le billet perdait de sa valeur par rapport à la pièce (ce qui s'observait par des différences de prix, selon que l'on payait en pièces ou en billets), les gens se précipitaient à la banque, et ce mouvement pouvait aller jusqu'à la faillite de la banque. C'est ce qu'on appelait la libre convertibilité. Tous les billets comportaient la mention " remboursable à vue ". Tout fonctionnait fort bien tant que la création monétaire en billets était le seul fait du système capitaliste lui-même : les industriels et les grands commerçants faisaient des emprunts aux banques pour investir, et donc les obligeaient à créer de la monnaie, par le mécanisme du crédit, pour une fructification du capital à venir. Le préjugé populaire, renforcé par les croyances théoriques des classiques anglais, voulait que le billet perde de sa valeur dès lors qu'on en créait en plus grand nombre que la quantité d'or existante qui devait les garantir. C'est ce qu'on appelait la théorie quantitative de la monnaie. Marx expliquait que les économistes avaient cessé d'être des scientifiques pour devenir des idéologues après Ricardo. En effet les économistes au 19ème siècle se transforment non seulement en idéologues mais en magiciens et introduisent le "mécanicisme" monétaire dans leur raisonnement pour tenter d'expliquer des phénomènes complexes. Les faits montrent que la quantitativisme n'a jamais fonctionné, la preuve la plus nette étant le comportement des USA, dont les banques ont créé à volonté de la monnaie pour les capitalistes, petits et grands, entre 1830 et 1865, sans la moindre inflation. Par contre, en 1865, date à laquelle le gouvernement américain se mêle de créer lui-même de la monnaie-revenu, pour financer la guerre de sécession, les USA se trouvent à nouveau plongés dans la dépréciation monétaire, donc l'inflation. Par conséquent, dès lors que l'Etat se mêle de la création monétaire, pour couvrir les frais d'une guerre, ou pour faire face à des exigences sociales, et dès qu'il oblige les banques à créer de la monnaie de papier par un mécanisme qui n'est plus le crédit, l'inflation se répand. La création monétaire n'est plus, dans ce cas, une avance en capital (au sens de la fructification du capital), mais c'est une avance en revenu à dépenser. Marx, à la suite de Smith , fait une distinction essentielle entre ce qui est du capital et ce qui est du revenu.
Tant que l'origine de la création monétaire relève des mécanismes de la fructification du capital, tout va bien au niveau monétaire. Dès que l'Etat s'en mêle, et crée (ou fait créer) des avances en revenu, et non en capital, la dépréciation monétaire s'enclenche, et la fameuse théorie quantitative de la monnaie " semble " jouer à plein. En réalité ce n'est qu'une apparence. Ce qui précède explique pourquoi les libéraux sont contre l'intervention de l'Etat dans le domaine économique, monétaire et social, car ils ont repéré que l'Etat est créateur d'inflation. C'est exactement ce qu'observaient, encore une fois, les américains au moment de la guerre d'indépendance à la fin du 18ème siècle, et de la guerre pour conquérir la Louisiane au début du 19ème siècle (1803); il en déduisirent que la banque centrale, au service de l'Etat, était une institution dangereuse. Ils la supprimèrent en 1830 (c'est le simplisme américain!) et ne la rétablirent qu'en 1913.
Dans la situation décrite ci-dessus, la valeur du billet se sépare
de la valeur de la pièce d'or, et c'est le marché qui réalise
cela. Au niveau monétaire, il y a bien une toute puissance du marché,
mais qui obéit à des lois très précises. Les gens
se précipitaient alors aux guichets, et l'Etat, pour protéger
les banques, devait prononcer le " cours forcé " du papier
monnaie, retirer les pièces de la circulation, que les gens avaient tendance
à thésauriser. Et si la situation se prolongeait (cas de la guerre
de 1914 et du 20ème siècle) le billet se dépréciait
continuellement. On ne pouvait plus revenir à la libre convertibilité,
ni à la circulation de pièces métalliques de valeur, ou
bien il convenait de les dévaluer sans cesse. On trouvera plus commode,
après la première guerre mondiale, de mettre en circulation des
pièces qui n'ont plus de poids d'or. Les pièces comme les billets
n'auront plus aucune valeur intrinsèque, ils n'auront que la valeur que
le marché leur donne, et on lira cette valeur à la bourse des
valeurs dans la rubrique " marchés de l'or ". Mais nous reviendrons
là-dessus.
Retenons que la grande guerre de 1914 met fin au système monétaire
tel qu'il fonctionnait en Europe depuis un siècle. Jamais plus on ne
reviendra en arrière. Nous entrons dans l'ère de l'inflation pour
les grandes monnaies européennes et américaine, parce que la guerre,
puis l'immense crise sociale qui s'y ajoute en Russie, et enfin la crise de
1929, mettent à l'ordre du jour l'interventionnisme d'Etat. Chose curieuse,
plus les faits montrent qu'il y a un rapport étroit entre l'inflation
monétaire et l'intervention de l'Etat, plus les économistes s'ingénient
à dire le contraire (sauf les libéraux mais de manière
quantitativiste), et tentent de camoufler cette réalité dans des
théories monétaires éthérées qui deviennent
l'équivalent de ce que les écrits de Lacan seront à la
psychanalyse plus tard. Cet aspect des choses est à prendre en considération
lorsqu'on observe un abandon progressif de l'analyse des faits dans la théorie
économique, à tel point qu'aujourd'hui, il n'y a pratiquement
plus aucun cours sur les faits économiques dans l'enseignement économique.
Il faut conclure de ceci que la monnaie a donc un fonctionnement autonome, elle
impose ses règles, il est impossible de lui imposer une valeur qu'elle
n'a pas (exemple de l'URSS en 1926). Si on tente de le faire, elle devient alors
inconvertible avec les autres monnaies, et immédiatement des marchés
noirs des devises se mettent en place, sans qu'aucune loi ne puisse les supprimer
. La monnaie met donc à jour ce qui se passe dans les tréfonds
du marché. On comprendra ainsi pourquoi les libéraux accordent
une importance magique au marché. En fait cela n'a rien de magique.
Ce qu'il faut donc observer est qu'aucun pouvoir politique n'est parvenu à
dominer le fonctionnement de la valeur de la monnaie. Pour simplifier la question,
rappelons que Keynes a préféré évacuer cette valeur.
Il a procédé par le déni. Pour dominer l'inflation, les
hommes politiques ont procédé à des politiques d'austérité
contre le peuple pour limiter les dépenses de l'Etat, tandis que Keynes
proposait d'en finir avec toute référence à un étalon
monétaire, pour ne plus voir l'effet inflationniste de l'intervention
de l'Etat. Pas plus qu'on ne domine la nature, on ne peut dominer techniquement
la valeur de la monnaie. Tout au plus peut-on tenter d'imposer des politiques
sociales sévères, pour stabiliser cette valeur ou la faire rehausser.
Il est donc impossible d'éliminer les lois du marché capitaliste
concernant la monnaie. Par contre on peut s'attaquer au capital, à la
notion et à l'existence de la fructification du capital, ainsi qu'à
celle de la plus value. Cette remarque limite considérablement la portée
de toute politique réformiste du capitalisme. Des dépenses sociales
importantes sont absolument contradictoires avec le bon fonctionnement du capitalisme
et la stabilité monétaire. On peut monnayer les réformes
sociales contre l'extraction d'une plus value plus grande à l'intérieur
du pays. C'est exactement la politique qu'a suivi de Gaulle à la libération
avec l'aide du PCF : des réformes sociales contre l'arrêt des grèves
et une productivité des travailleurs plus grande.
On peut aussi compenser les dépenses de revenus en réformes sociales,
dans les pays riches, par un afflux organisé de la plus value venue des
pays dépendants, dits du Tiers monde, vers les pays riches.
La question de l'inflation est actuellement si importante que nous allons en faire une question à part.