(Si cet essai a pour objet de rappeler très succinctement ce que fut la paysannerie, son rôle dans lhistoire de lhumanité, il veut surtout montrer comment à lère industrielle, elle fut décimée conjointement par le capitalisme et plus tard par le communisme. Reste à montrer quel rôle elle jouait dans la protection de lhumanité et de lenvironnement, et comment sa destruction participe à celle de lhumanité toute entière et de ce quon nomme la « nature ». )
Avant le capitalisme, et encore aujourdhui, hors de lOccident, la
paysannerie demeure la plus vieille classe sociale du monde. Elle nest
généralement pas propriétaire de la terre, mais elle en
a la « possession », droit quasi inaliénable, car
elle la travaille, elle en vit, elle apporte une partie de sa production sur
les marchés locaux et une autre partie aux propriétaires qui contestent
ce droit de « possession ».
Sont traditionnellement propriétaires de la terre, les féodaux
qui exigent une partie de la production pour eux et pour le pouvoir en place.
On nexpliquera pas ici la multiplicité des droits, devoirs entre
les féodaux et les paysans.
Les paysans veulent de tous temps chasser les propriétaires terriens
de la terre, sapproprier cette terre quils travaillent, et dont
une partie est constituée par des terrains de chasse et de loisirs. Ils
veulent abolir les liens de domination de ces derniers sur eux .
Les révoltes paysannes sont constantes dans lhistoire, on les nomme
des « jacqueries ». Certaines aboutissent à des
révolutions quand les paysans parviennent à détruire les
châteaux , à saisir les terres (France de 1789, Russie de février
1917) et à chasser les propriétaires.
L objet de la paysannerie est de produire des valeurs d'usage pour se
nourrir, et nourrir les populations par lintermédiaire des marchés
dont elle veut la maîtrise.
Très souvent, des traditions de travail collectif, et dentraide
collective, existent et sont actives dans de nombreux pays. Cétait
le cas dans la Russie davant le communisme. La paysannerie y est attachée
aux formes dorganisation collective depuis très longtemps (le « mir »
villageois). Les paysans peuvent opposer un bras dhonneur aux bolcheviks
qui viendront leur parler de travail collectif.
Ce sens du collectif a donné la création spontanée des
« soviets ».
(Les bolcheviques ont falsifié les usages, se sont appropriés
les mots et les traditions pour en faire dans leur novlangue et leurs pratiques :
la collectivisation et la soviétisation de la société)
-Le rôle premier des la paysannerie est lélevage et lentretien des animaux domestiques ( travail et nourriture), le gardiennage des graines et semences, leur conservation et leur amélioration, et l'enrichissement de la terre sous leur contrôle..
-La paysannerie traditionnelle est indispensable à la vie, sans elle
l'humanité ne peut plus se nourrir.
Lindustrie naissante du 18ème siècle en Europe na
eu de cesse de tenter de sapproprier lactivité paysanne,
elle y parviendra au 20ème siècle, soit sous sa forme capitaliste,
soit sous sa forme de capitalisme dÉtat, dit communisme (la formule
est de Lénine), idem pour la Chine.
-La paysannerie traditionnelle cherche à augmenter son patrimoine pour ses enfants mais ne cherche pas à faire fructifier du capital. ça n'est pas son objet. Elle s'est toujours fait rouler par les marchands qui lui ont acheté au plus juste ses produits pour les revendre bien plus cher.
-La paysannerie n'est prête à modifier son genre de vie que si
elle y voir un intérêt pour produire mieux, et plus éventuellement,
avec moins de fatigue et plus defficacité, elle a accepté
les progrès techniques utiles à la production dans lesprit
ci-dessus.Tout ce qui venait de l'artisanat (ou des monastères ) a été
accepté: machines à moudre le grain, les moulins, machines pour
réparer les outils, amélioration des outils, des charrues, amélioration
des savoirs -faire ancestraux des assolements, rôle de la luzerne..élévateurs
pour rentrer le foin.... etc
Mais elle a refusé tout ce qui pouvait la faire disparaître. Sauf
qu'elle pouvait être vaincue. Elle a toujours été anticapitaliste
par définition, et antiproductiviste, mais elle est peu et mal politisée.
Elle nest pas, comme disait Marx, attachée de façon indéfectible
à limmobilisme. Elle nest pas dans « limmutabilité »
(terme de ce dernier), concernant les moyens de produire, car elle sapproprie
tout ce qui lui paraît utile.
C'est pourquoi, isolée, elle a pratiquement disparu, sauf dans les pays du Tiers monde, mais elle est réduite à la misère par son endettement, et par la concurrence des produits agricoles capitalistes à bas prix des fermes capitalistes.
Historiquement, comment a t-elle quasiment disparu, et qui l'a fait disparaître
? En introduisant, principalement après la seconde guerre mondiale, l'industrie
agricole en son sein (produire à bas prix en grandes quantités,
grâce au machinisme et la chimie, afin de faire avant tout fructifier
du capital, en saccaparant progressivement toutes les terres...)
Ce que la paysannerie avait conquis contre les grands propriétaires,
elle le perdit à nouveau..
-le remembrement des terres, pour faire d'immenses parcelles, rapidement sans arbres et sans haies. La dispersion des terres, si elle avait des inconvénients, avait son sens. Il s'agissait de terres d'inégales fertilités qui avaient leurs vertus. Le remembrement a divisé les paysans et a recréé la grande propriété.
-la transformation des paysans en agriculteurs capitalistes dont l'objet est avant tout de faire fructifier du capital, de faire du capital avec les produits de la vie. Comment ? En introduisant dans le cycle de la production des éléments étrangers à la terre: le tracteur (issue des chars) et la chimie.
Fallait-il vraiment remplacer le cheval par le tracteur ? Fallait-il introduire les labours profonds qui ont détruit la terre, destruction compensée par des engrais tout aussi destructeurs ....?
-l'achat du tracteur à crédit a endetté les paysans. L'Etat a compensé en payant l'eau sur l'évier.. Les paysans ont été incorporés à l'ère de la production de masse, de la surproduction, du gaspillage: le propre de la société de consommation de masse. Leurs enfants sont devenus des prolétaires à l'usine.
-lendettement paysan est devenu lendettement des petits et gros agriculteurs capitalistes auprès des holdings, vendant tracteurs, engrais, OGM, pesticides et herbicides en tous genres, puis semences...
-Lintroduction des engrais chimiques pour accroître artificiellement les rendements. Cela avait déjà commencé à la fin du 19ème siècle, encore à petite échelle. Cela a donné des résultats mais en modifiant considérablement la nature des produits, et en détruisant à terme la terre. Et surtout en détruisant l'équilibre interne de la ferme traditionnelle où tout sert et rien de ne se perd, et où sont parfaitement intégrés l'élevage, la production agricole, la production des fruits et légumes, la production des engrais (fumier et compost), la forêt (bois, produits de la forêt, gibier, réserve d'humidité et d'eau, produits utiles pour faire la soudure entre les récoltes), les rivières et leur entretien..
-laccaparement des semences par lagro-alimentaire, est dernière
étape : par lendettement les paysans, puis les agriculteurs
capitalistes, ont perdu tout pouvoir sur ce qui est cultivé et produit.
Cest le pouvoir industriel qui en décide.
Cest lépisode historique des « révolutions
vertes » par les agro-industriels américains en vue dexpulser
les paysans de leurs terres, dans divers pays d Afrique, dAsie,
en Inde, en Amérique latine.
De façon paradoxale, en Inde, le mouvement marxiste maoïste, les
naxalistes, soutient les petits paysans contre les gros semenciers capitalistes.
-La marchandisation à outrance de la production agricole par des acteurs de l'industrie, a coupé la production de ses bases traditionnelles, a donc fait disparaître peu à peu la paysannerie, pour une production industrielle des aliments.
La paysannerie avec plus ou moins de succès a tenté de résister à sa disparition, mais elle a succombé dans les pays occidentaux.
A la guerre civile succèdent les famines communistes. La famine qui était déjà la conséquence de la guerre mondiale se perpétue avec les prélèvements obligatoires en URSS en 1918, et l'enrôlement obligatoire dans l'Armée rouge de nombreux soldats revenus travailler dans leurs fermes, et arrachés de nouveau à la terre. Mais il faut bien une nouvelle armée !.
Elle va se généraliser dans les années 30 en Ukraine (plus de 5 millions de morts, rien qu'à ce moment là). Elle reprendra en 1959 jusqu'en 1964, en Chine: "le Grand bond ", 10 ans après la révolution. D'après les historiens chinois: 30 millions de morts.
Dans un article sur « lorganisation du chaos au Moyen Orient à partir du traité de Sèvres » (site de 2016, nous écrivons ceci dans les notes, sur la paysannerie:
"Le refus fondamental de reconnaître le droit de la paysannerie
à garder la terre qui lui était due, est fixé dans le 2ème
congrès de lIC (Internationale communiste) en juillet 1920 et le
congrès de Bakou en septembre 1920
Le refus de reconnaître que la paysannerie russe navait pas attendu
après les bolchéviks pour saisir les terres et mettre les grands
propriétaires dehors, revient à lui refuser la capacité
à laction et à la révolte autonome. Dans la théorie,
il ny aurait eu que la classe ouvrière à avoir cette capacité.
Cest évidemment faux.
Ceci explique la disparition des « socialistes révolutionnaires »
en URSS, en tant que parti, en tant que source de pensée et danalyse,
en tant quindividus. Les seuls qui aient défendu la paysannerie
avec une partie des anarchistes
Les bolchéviks se sont empressés de faire passer dans lIC
(Internationale communiste) des propositions politiques anéantissant
le droit à la terre (« la terre à qui la travaille »),
et de soumettre la paysannerie aux décisions de lEtat, dit prolétarien.
Quelle en est la raison ? La première raison en revient à Marx
qui sanctifiait le prolétariat et rejetait la paysannerie et le peuple
à larrière de lhistoire. La deuxième est que
pour soumettre le prolétariat à la dépendance, il faut
casser la paysannerie qui peut être largement indépendante quand
elle peut échapper aux grands propriétaires fonciers. Marx ne
la pas écrit.
On peut casser la paysannerie de deux façons : la laisser explicitement
sous la férule des grands propriétaires (qui peuvent être
une partie des nationalistes, mais pas forcément), ou des grandes familles
dans le cas qui nous occupe, ou la prolétariser. Pourquoi la casser ?
Parce que cest une classe sociale fondamentalement indépendante
et historiquement rebelle à lindustrie.
Le prolétariat, lui, est soumis par définition à la discipline
de lusine, qui sapparente à celle de larmée
explique Marx dans le Capital. La paysannerie, elle, travaille comme elle lentend,
en pleine nature, soumise certes aux caprices de cette dernière. Mais
elle demeure son propre maître. Le prolétariat jamais. Marx la
soumis à un rôle messianique dont on sait ce quil en est
advenu."
Thèses de lIC juillet 1920 ( Thèse sur la question agraire. Résolutions des 4 premiers congrès mondiaux de lInternationale communiste 1919-1923. Bibliothèque communiste. Libraire du travail , juin 1934. Réimpression par Maspero en 1969)
-les parties les plus opprimées de la paysannerie ne peuvent par elles-mêmes
expulser les gros propriétaires fonciers (cest faux, toute lhistoire
contredit cela)
-Avant toute chose, le prolétariat doit dabord conquérir le pouvoir, exproprier les gros propriétaires «par un coup dEtat » p 62 (ce nest pas ainsi que les choses se sont passées ; lexpropriation a eu lieu avant le pouvoir bolchévique. De plus ici la notion de « coup dEtat » est reconnue par les bolchéviks eux-mêmes)
-Les paysans se rallieront alors au prolétariat après la prise du pouvoir (p 62) (ils ne se sont jamais ralliés).
-Alors les paysans seront organisés dans des soviets paysans où nul exploiteur ne sera admis (faux, les soviets paysans préexistent au « coup dEtat » bolchevik, et refusent les bolchéviks)
-Les terres seront alors expropriés et partagées entre les paysans, mais les grands domaines seront préservés et serviront mieux les intérêts des éléments les plus révolutionnaires des paysans qui ne possèdent point de terres et des petits propriétaires qui travailleront dans des domaines nationalisés.(p 63)
Conclusion : La production deviendra collectiviste pour sortir les campagnes de leur arriération (p64)
Ces thèses expriment très clairement la réécriture de lhistoire par les bolcheviks.
Quand le congrès des Peuples dOrient souvre à Bakou,
à linitiative de lIC, deux mois après le 2ème
congrès de lIC, les bolchéviks savent ce quils doivent
y dire à propos de la question de la terre.. Mais sils vont décrire
correctement la situation de la paysannerie en Orient, ils noffriront
que des propositions tronquées ou contradictoires, difficiles à
saisir à la première lecture.
Ils choisiront de caresser dans le sens du poil les nationalistes arabes, grands
propriétaires fonciers le plus souvent, et laisseront les délégués
paysans désarmés.
Il ny eut aucun autre congrès de ce type par la suite.
(Le premier Congrès des peuples dOrient Bakou 1920 . Réédition
en fac-similé. François Maspero 1971)
Ce congrès souvre juste après le traité de Sèvres daoût 1920.
Les grands défenseurs de la réforme agraire en Russie furent les
SR (socialistes révolutionnaires). Dans un premier temps, Les bolchéviks
intègreront telle quelle cette réforme et ne sattaqueront
pas aux soviets paysans sauf en 1921 à Kronstadt, puis à Tambov
puis en 1929 lors de la collectivisation forcée...
Et ils rejetteront les SR de gauche de la direction des grands soviets. Un attentat
eut lieu contre Lénine de la part des SR. Il sensuivit un procès
retentissant en 1923 où quelques socialistes français parvinrent
à être présents.
Les condamnations au travail forcé furent suivies par la confiscation
des biens des SR, la suppression du parti SR, par la nationalisation du papier
et de lencre pour en interdire lachat à tout opposant.
Les SR disparurent comme les mencheviks, et plus tard les anarchistes. Si les
écrits des anarchistes sont connus, ceux des SR sont encore dans les
archives de la Russie. Nous ne connaissons aucun écrit, ni ce quils
sont devenus. Ce fut le règne du parti unique.
Pour prolétariser les paysans, il fallait le goulag. Seul Lénine semblait savoir cela et reculait le moment de les contraindre car il savait que la chute de la production en serait la conséquence. Il recula en 1921 par la promulgation de la NEP. Mais en 1929 la collectivisation fut imposée partout. Une part considérable de la paysannerie disparut dans les goulags ou du fait des famines.
Ajoutons que les marxistes n'ont jamais reconnu la possibilité des révolutions paysannes autonomes fondées sur le droit à la terre, "la terre à qui la travaille", donc la réforme agraire. Par exemple la Révolution mexicaine de 1910 n'a fait l'objet d'aucune analyse de la part des marxistes, révolution abandonnée mais qui a ouvert le Mexique à une révolution démocratique.
On aurait pu croire à l'origine de la révolution chinoise de 1949 que Mao Tsé Tung lui reconnaîtrait la caractéristique de révolution paysanne. Point. Il a mis cette dernière à la remorque de quelques soviets ouvriers surgis dans les villes à la faveur de ce gigantesque mouvement social paysan, et l'a confisquée pour le compte du "prolétariat", c'est à dire du Parti.
Essai de 2016 repris en 2023
AMC
2020: Paysans de lInde.
Actuellement les paysans en Inde sont en lutte, encore et encore, pour garder leurs terres, leur activité traditionnelle.
De longue date, les paysans avaient obtenu que les marchés soient régulés par l'Etat pour leur assurer la vente de leurs produits avec un revenu attendu du fait des prix fixés et négociés. Le gouvernement constituait ainsi es stocks stratégiques, en riz et blé, pour une revente à bas prix aux pauvres (problème récurrent en Inde). Et en même temps un revenu décent était permis aux paysans. C'était le cas au Pendjab, en Haryana, en Uttarakhand, en Uttar Pradesh...
Or le gouvernement Modi a fait libéraliser en septembre 2020 la vente des produits agricoles et les prix, par le parlement: les acheteurs ne sont plus désormais l'Etat mais les grandes sociétés de distribution qui négocient en force à bas prix, et plus que cela, qui passent contrat avec les paysans sur les engrais, les tracteurs, le type de production, les semences... etc etc endettent la paysannerie et leur prend leurs terres (cf stratégie Monsanto).
Les paysans ont le souvenir de la révolution dite verte en 1970 qui
les a ruinés, et a modifié complètement la configuration
de la production agricole (cf les livres de Vandana Shiva sur la question).
Les paysans sont partis en tracteurs vers New Delhi, avec de quoi se nourrir
et font le siège pour que le gouvernement revienne sur ces dispositions.
Les femmes restent à la ferme, font le travail nécessaire et font
apporter de la nourriture à ceux qui vont occuper les routes pendant
un an.
C'est une bataille d'une grande ampleur et très difficile si elle n'est
pas soutenue par les villes.
Elle fut soutenue par les villes et bien au-delà. Elle fut gagnée.
Le gouvernement a reculé. Mais ce nest que partie remise.